« Ouistreham » Emmanuel Carrère (2020)

Où l’on reconnaît les grands principes d’écriture et de création d’Emmanuel Carrère.

Pour vivre le processus du réalisateur, il paraît plus opportun de méconnaitre la genèse du projet et le livre de Florence Aubenas qui l’a inspiré. En effet, Emmanuel Carrère nous fait vivre plusieurs expériences, tout d’abord celle de son extrême habilité de directeur d’acteurs, de Juliette Binoche tout d’abord, la seule comédienne professionnelle du film, mais aussi de tous les autres comédien-ne-s non-professionnel-le-s. La direction des uns et des autres est magistrale, et les comédiens non-professionnels sont admirables.

Du point de vue du jeu, Juliette Binoche chemine dès l’entame du film sur un fil très étroit. Emmanuel Carrère a su la guider et l’aider à marcher dessus ; et elle s’y tient sans jamais chuter.

Le non-lecteur du livre de Florence Aubenas (comme il est préférable de l’être pour vivre l’expérience du démarrage), sera complètement désarçonné par le début du film. Pourquoi cette femme est-elle parachutée dans une ville où elle ne connaît personne, où personne ne sait qui elle est, où elle n’est pas sûre d’elle et où elle paraît complètement perdue ?

D’emblée, le film nous plonge dans ce milieu qui sera le premier personnage du film : le milieu de la précarité, nous pourrions même parler de l’extrême précarité des agents d’entretien en tout genre.

Pour le dire vulgairement, à l’instar du film, la question est de savoir : « Qui nettoie la merde ? » dans nos sociétés ? Qui nettoie les chiottes ? Qui gratte les excréments dans la cuvette des toilettes publiques ? Qui compose ce groupe d’invisibles qui se lève à quatre heures du matin pour aller au travail avant tous les autres, avant tout le reste du personnel, avant tout le reste des usagers, avant tout le reste des voyageurs et des touristes ?

 A Ouistreham, du nom d’une petite ville de bord de mer, Emmanuel Carrère a demandé aux membres d’une vraie équipe d’employés d’une entreprise de nettoyage de ferry-boats de jouer leur propre rôle d’invisibles, ceux qu’on ne voit jamais par nature, et dont l’emploi du temps est hyper-parcellé : une heure trente par-ci, une heure trente par-là, dont la première tranche de travail se clôt à 6 heures du matin, lorsque la majorité des personnes se lève, et dont la seconde tranche de travail reprendra vers 22 heures ou  23 heures, lorsque la majorité des personnes partira se coucher… pour un salaire net de huit euros de l’heure, environ dix à douze euros pour une heure et demi de ménage exécuté à cent à l’heure, entre le moment de l’arrivée du ferry-boat à quai et le moment de son nouveau départ.

La vie de ces personnes est sans pitié. A une nouvelle arrivée, la responsable d’équipe lance à la face : « Ici, tu vas en chier. » Or, malgré leur difficulté de vie extrême, (rappelons qu’il s’agit de personnes jouant leurs propres rôles), nous rencontrons un groupe dont les membres ont toujours le cœur sur la main. A quatre heures du matin lorsqu’elle arrive, l’une a toujours le sourire aux lèvres, toujours de bonne humeur. Ils sont toujours prêts à s’entraider, toujours prêts à rendre service, à s’aménager des petits instants de convivialité, de fête, de véritables petits moments de bonheur…

Mais l’essentiel de leur vie est cruel et ingrat.

Au fil de l’eau, l’on retrouve les principes directeurs de l’auteur-réalisateur :

Le procédé de l’enquête,

La préoccupation pour les sujets sociétaux et sociaux,

En bon disciple de Bourdieu, de Barthes ou de Foucault, l’extrême implication du sujet (enquêteur) dans son enquête, avec un prix à payer par celui-ci au final, pouvant être très élevé s’il le faut…

Un grand hommage à ces femmes et à ces hommes de l’ombre.

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