« Stabat Mater Furiosa » de Jean-Pierre Siméon, mesc Julien Barbazin (2014, reprise 2020)

L’expression pourra paraître « naïve », mais Julien Barbazin conçoit, à lui « seul », le théâtre réellement comme un tout et le dispositif (lumineux, scénographique, sonore et scénique) qu’il propose pour  « Stabat Mater Furiosa » de Jean-Pierre Siméon est, une fois n’est pas coutume avec lui, redoutablement efficace.

En chaque occurrence, Julien Barbazin imagine le théâtre comme une confrontation. Si la confrontation n’a pas lieu entre les personnages sur le plateau, ce qui est rarement le cas dans ce théâtre, elle a lieu entre la scène et la salle, même lorsque le spectacle se déroule, comme ici, dans une configuration latérale. Avec les moyens de la scène, tout est mis en œuvre pour instaurer entre l’espace scénique et l’espace public « un rapport de force » (vocal, physique, lumineux, sonore, etc.)

Car, ce que Julien Barbazin cherche à réaliser en premier, avec cette pièce comme avec certaines de ses précédentes mises en scène, pareillement à certains de ses confrères, c’est un théâtre antique aujourd’hui : il a conçu sa nouvelle pièce comme une tragédie grecque, avec tous les ingrédients du théâtre épique : dispositif « frontal », logorrhée verbale, immobilité scénique, absence d’événements, colère, rage…

Grand auteur antique devant l’éternel, Pasolini aurait dit : « Absence (presque) totale de mise  en scène » dans une mise en scène (celle de Julien Barbazin) pourtant « sur-présente ».

Sous les traits d’une femme, une nouvelle coryphée se présente face à nous, « la » protagoniste « essentielle » (essentialiste) au sens étymologique du terme.

Parce que ce que Julien Barbazin a à nous dire est profondément tragique.

Chez lui, le théâtre est tragique par excellence ou bien il ne doit (presque) pas être.

Au bout d’un couloir où les spectateurs sont installés de part et d’autre (première confrontation ; plus inconsciente celle-là) sur deux rangées de chaises (à distance réglementaire les unes des autres, distanciation sanitaire oblige), vêtue de noir, debout immobile, éclairée de face, mais surtout également de dos, dont l’effet est de la faire apparaître à contre-jour et de nous la rendre ainsi plus présente, plus incandescente, une femme profère une parole de feu, la lumière qui l’éclaire à contre-jour composant une accentuation de fureur.

Par un jeu de projecteurs de type « Svoboda », que l’on imagine surtout utilisés dans les concerts – Julien Barbazin conçoit souvent son théâtre comme un concert -, l’interprète ainsi éclairée (Caroline Figuiera) devenant un peu une star de rock, femme en colère, mais pas uniquement, parfois également femme de joie, de douceur, d’euphorie, adresse son invective face à elle, au vide, mais en réalité à son adversaire (absent et pourtant omniprésent) (il s’agit de la seconde et plus importante confrontation) qu’elle désigne comme étant « l’homme-de-guerre », et que Jean-Pierre Siméon appelle à juste titre « l’éternel-masculin », le guerrier ou le patriarche.

En guise de soutien à cette parole de femme insurgée, cette éternelle révoltée contre la guerre (de retour au théâtre antique, on songe aux « Suppliantes » d’Eschyle, « Les Troyennes » d’Euripide, « Lysistrata » d’Aristophane et surtout « La Paix », pièce la plus antimilitariste du même), une guitare électrique, située, derrière un tulle noir translucide, au dessus de la tête de l’interprète, instrument à la fois un peu inquiétant, – l’arme -, mais également instrument qui rehausse, est maniée en live par un homme (Antoine Lenoble) dont on n’aperçoit que le bras et la silhouette, pour proposer des nappes de sons souvent rocks (on l’a dit, mais parfois plus doux et plus mélodiques), faisant même parfois quelques allusions sonores à Ennio Morricone – « Le Bon, la Brute et le Truand » pour le film de Sergio Léone, autre créateur de duels primitifs, sommaires, schématiques, efficaces, rudimentaires.

Mise en oeuvre au sein d’un théâtre toujours tout droit, direct, sans esbroufe, à qui il ne reste plus à instaurer (dernière intervention de la mise en scène) qu’un jeu d’alternances, là encore efficaces, de crescendo et de decrescendo vocaux, au sein d’un dispositif unique qui ne cherche pas à faire événement pour faire événement, la parole de « Stabat mater furiosa » de Jean-Pierre Siméon provient, chez Julien Barbazin, d’une absolue et invariable unité de lieu et elle s’exprime sur trois plans synchronisés différents : la voix de la femme souvent rageuse (il faut bien répondre, avec le corps également, à la colère par la colère), le dispositif lumineux (parfois éblouissant : il faut bien importuner un peu le confort des témoins impuissants) et sonore (il faut bien inquiéter un peu).

Il fallait au moins ça pour dire son fait, puisque cette femme est également celle qui vient réclamer des comptes, à cet éternel masculin belliqueux…

« Stabat mater furiosa » de Jean-Pierre Siméon, mesc Julien Barbazin (2014, reprise 2020), scénographie & lumière : Douzenel. Musique : Antoine Lenoble. Avec Caroline Figuiera et Antoine Lenoble.

Encore Mer 22 Juil 2020 et Jeu 23 Juil 2020 à 21h00 – Cellier de Clairvaux de Dijon –

Réservation indispensable (jauge limitée) : cielesecorches@gmail.com ou 06.21.52.38.95.

Avec le soutien de la Ville De Dijon.

Source : Compagnie Les Ecorchés – photo : July bretenet

Jean-Pierre Siméon : « Je rêve d’un texte qui règle son compte (non pas définitivement puisqu’on n’en finit jamais, du moins, radicalement) à l’homme de guerre, cet éternel masculin. Parole d’une femme, libérée autant qu’il se peut du dolorisme que lui assignent des conventions millénaires, parole dressée en invective brutale et sans rémission face à la merde (il faut ici un mot net et absolu) du meurtre perpétuel. A d’autres le pathétique qui s’accommode de la fatalité. Je veux une parole comme l’effet d’une conscience excédée, noir précipité du malheur, de la raison et de la colère. Non pas un cri qui comble le silence sur les ruines mais qui accuse le vide. Seul l’excès d’une conscience à bout d’elle-même est à la mesure de ce défaut d’humanité qui depuis l’aube des temps donne lieu et emploi à la mâle ivresse de la tuerie. Je rêve d’une parole dont on ne se remet pas, non en raison de sa violence mais parce qu’elle porte en elle une évidence sans réplique. »

Extraits :

« Je suis celle qui refuse de comprendre
je suis celle qui ne veut pas comprendre et
qui implore
et si j’implore ne riez pas
pas de haussements d’épaule pas
de murmures
et pas de prétextes les yeux baissés
pour éviter ma voix
mon émotion n’est pas un chien que je promène
un petit chien-chien que je cajole et promène
mon émotion est noire et lourde
elle a le poids de la hache et
le tranchant du silex
et si je prie c’est sans dieux
si je prie c’est comme quand on dit : je vous en prie
c’est la vie que je prie
je vous en prie la vie et
je ne sais pas de quoi je la prie mais
je sais que la prière est lourde et noire
qu’elle n’appelle pas ne commente pas n’apure pas les comptes
elle viendra
ma prière un moment seulement s’il vous plaît
toi mon garçon écoute laisse laisse
jeux leçons et chansons
si tu en as le privilège
écoute reste ici debout
dans le pré carré d’ombre et de silence qui peut nous tenir lieu de parloir
tant pis pour toi tu es né tu es de ce monde
tu sauras
tu ne peux échapper à ma prière noire
toi mon père approche
regarde-moi ose me regarder en face
je suis celle qui essaie de ne pas comprendre
de ne pas te comprendre de ne pas entendre tes raisons
je hais tes raisons je fais silence sur tes raisons
ah oui nous avons marché dans la brume des champs dans l’aurore chahutée des villes
ma main dans ta grande main qui me voulait tienne et douce et hardie et
neuve et affamée et convaincue de ton désir d’être mon père
soit ! mais cela ne compte pas ne pèse plus
écoute et ose regarder mes yeux
toi mon frère
est-il possible que tu me ressembles
est-il possible croyable admissible
que tu portes un peu de mon geste dans tes mains quand tu égorges
et que mon visage dans ton visage se penche
sur la boue écarlate et le cadavre démembré
à travers toi je serais donc sœur de la chiennerie
guerriers tueurs éventreurs tortionnaires mercenaires soudards miliciens égorgeurs reîtres combattants assassins troupiers bourreaux soldats violeurs massacreurs chiennerie en tout genre veulerie
je n’en finirais pas d’énoncer
les galops du cheval sur la poitrine de la terre
je suis sœur à travers toi des chiens qui forniquent
sur le ventre blanc des amoureuses filles aux hanches neuves et femmes vieilles du dernier soir ici mon frère que tu entendes ! »

(…)

« Mais quand la foule des guerriers se met en chemin
c’est son pas d’abord qu’on entend
son pas qui martèle
oui les coups du marteau sur la terre
le pas qui frappe et qui dit je suis là je suis partout
et comme les bêtes qui sentent de très loin venir l’incendie
chacun sent monter en lui l’écho sourd de ce pas
pas d’histoires tout le monde sait cela
tout le monde
même l’enfant nouveau né en a la mémoire
le bruit du pas des hommes en guerre
on sait cela en naissant comme
on sait la voix de sa mère et
le bruissement des arbres et des astres
ah le petit tam-tam mou qu’elle fait la mort qui se prépare
dans le silence de vivre
j’étais femme jeune
et accordée heureuse à la nécessité simple de vivre
comme l’outre qui portait tous les vents d’Eole
et qui s’ouvrit sur le déchaînement des tempêtes
on a ouvert le sac de la guerre
et tous les bruits se sont rués sur nous
la toux rageuse des armes
les grondements claquements hurlements métalliques
grondements grincements rugissements claquements craquements
crissements
cris et plaintes hurlements et plaintes
pleurs et gémissements
souffles chuintements et sifflements
il me reste la voix
contre ce tumulte obscène
ma voix seule pour que tu l’entendes
toi qui fais les tumultes
ma voix qui te récuse et qui implore
je dirai tout pas de trêve
pour que ma voix porte aussi haut que ton tumulte
je dirai jusqu’au grincement des os
de la femme qu’on écarte pour le viol
et que ce bruit te serre les tempes
comme un remords inconciliable »

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